Je suis orthophoniste en cabinet libéral et depuis que j’ai des enfants, j’ai radicalement réduit mon temps de travail. Par choix et par envie de profiter de mes filles, mais avec la culpabilité qui va avec.
Ce jour-là, il fait un temps magnifique.
Grand soleil, 25 degrés très appréciables après le printemps pourri qu’on a eu (mais les nappes phréatiques sont revenues à la normale grâce à toute cette pluie paraît-il alors c’est une bonne nouvelle !)
On est jeudi, et je vais chercher mes filles à la sortie de l’école à 16h15.
J’ai terminé mes rdv à 16h pile et ai 10 min de trajet pour rejoindre l’école. Alors chaque seconde compte. Pas toujours le temps de faire pipi avant d’y aller 😅
Je me gare à 150m de l’école et suis effectivement un peu juste : descendre à 16h14 de la voiture ne me garantit pas d’être à l’heure à l’ouverture des portes par les maîtresses, surtout en ce moment, avec les travaux dans la rue de l’école…
Mais au moins, je suis là pour leur sortie, c’est tout ce qui compte et c’est le plus important à mes yeux.
Alors, je saute rapidement de la voiture et marche vite pour rejoindre la cour devant l’école.
J’arrive tout juste, les portes des classes s’ouvrent.
Les retrouvailles
Elles sont sorties chacune leur tour, avec leur grand sourire habituel. J’étais vraiment contente de les retrouver.
Mélodie n’avait pas enlevé son gilet. Elle tient à le garder en permanence malgré la chaleur… elle devait vraiment avoir chaud ! Elle veut son gilet, c’est son rituel, son grigri. Pas d’habillage sans gilet et ça fait un moment que ça dure 😅
Je lui propose de l’enlever mais, comme à chaque fois, elle refuse.
Valentine est sortie toute souriante en sautillant comme a chaque fois, elle m’a parlé de ses dents qui bougent. Elle m’a donné son sac et son gilet, qu’elle avait bien enlevé, elle.
Puis elles m’ont donné la main toutes les deux pour commencer à marcher vers la voiture.
(En vrai j’ai du négocier pour qu’elles me donnent la main, comme souvent, mais à cause des travaux parfois assez dangereux et de la route à traverser, je ne transige pas sur la sécurité…)
Juste avant de sortir de la cour, j’ai échangé un mot avec une maman devant l’école. Au sujet du gilet, justement. On a rigolé.
J’étais là avec mes filles qui me donnaient la main, contentes de me retrouver, prêtes à rentrer pour prendre le goûter ensemble et ensuite profiter du soleil dans le jardin.
Que demander de mieux ?
C’est ça, qui me rend heureuse.
Ces petits moments du quotidien.
Ces instants insignifiants mais tellement précieux avec elles.
J’ai conscience qu’ils sont éphémères. Que bientôt elles grandiront et n’auront plus besoin de moi à la sortie d’école.
Elles ne voudront plus me faire un câlin, me donner la main ou même tout simplement que je vienne les chercher…
C’est pour ça que je quitte à 16h, chaque jeudi.
Parce que ça me fait plaisir et je sais qu’elles aussi sont contentes.
Parce que j’adore ce moment de retrouvailles après notre journée loin les unes des autres.
Oui, mais voilà, je quitte à 16h.
Et 16h, c’est un peu tôt, pour arrêter de travailler.
Surtout quand on est « à son compte » 🙃
Je quitte à 16h chaque jeudi et je culpabilise, souvent.
Que se disent-ils ?
Je quitte à 16h et j’ai l’impression d’avoir les regards sur moi quand je tourne la clé dans la serrure de la porte de mon bureau. Je les sens aussi quand je croise du monde dans le couloir ou qu’on me voit descendre l’escalier.
Et quand je suis dans le hall, avec ma veste et mon sac et qu’on m’aperçoit, j’imagine ce qu’on pense.
C’est pareil le mercredi à 16h.
Et peut-être aussi chaque matin quand j’arrive à 9h.
« Elle quitte à 16h ».
Ben oui 🙃 c’est un choix !
Dans la maison de santé où je travaille, mes collègues, médecins, dentiste, kiné, pédicure-podologue… sont encore au moins là jusqu’à 19h voire 20h parfois…
Ils « ont du travail », eux.
Moi aussi évidemment, j’en aurais chaque jour jusqu’à 22h si je voulais, dimanches et jours fériés inclus 😅 Mais je quitte quand même à 16h.
Bien sûr, je ne suis pas égocentrée, je sais qu’on ne passe pas son temps à me regarder et à analyser ce que je fais 😅 et sûrement que parfois c’est moi qui imagine qu’on me juge mais ce n’est peut-être pas le cas.
Mais c’est comme ça quand on est une maman.
On quitte trop tôt aux yeux des gens et de la société, mais trop tard aux yeux de nos enfants.
On quitte trop tôt pour notre conscience professionnelle mais trop tard pour notre culpabilité maternelle.
Si je travaille beaucoup, je ne suis pas assez présente pour ma famille.
Si je limite mon temps au travail et que je privilégie ma famille, je risque d’être vue comme « une fainéante ».
Pourtant, chaque maman pourra garantir que le temps passé en famille n’est pas du « repos ».
Je peux vous affirmer que j’ai une tonne de choses à faire à la maison et que je peux rarement m’arrêter sans culpabiliser.
Mais imaginez aussi qu’au travail c’est exactement la même chose.
J’essaie de faire au mieux partout en ayant le sentiment de ne jamais faire bien nulle part.
C’est ça, être une maman.
Certains soirs, mes filles me demandent si le lendemain midi elles mangeront à la cantine ou à la maison. Et selon la réponse, j’ai toujours les mêmes réactions.
« Demain tu manges à la maison, on viendra te chercher et on te ramènera à l’école l’après-midi » : « ouais super on mangera à la maison, je suis trop contente, maman ! »
« Demain, tu mangeras à la cantine et ensuite tu retourneras à l’école, on viendra te chercher à la sortie de l’école » : « oh mais c’est quand que tu reviens nous chercher pour manger à la maison, moi je préfère quand on rentre pour manger »…
Bim.
On a beau savoir qu’on fait de notre mieux, on ne peut pas s’empêcher de se dire qu’on pourrait sûrement encore faire plus.
Et encore, elles ne sont pas à plaindre car on est souvent présents, mon mari ou moi, pour les récupérer à la sortie d’école.
Et puis, ce qui est rassurant c’est que je sais qu’elles sont bien encadrées à la cantine et à la garderie périscolaire, le personnel est adorable bienveillant et à l’écoute avec les enfants, elles sont toujours contentes d’y aller les mercredis.
Mais c’est comme ça, elles ont 3 et 6 ans, elles adorent encore passer du temps avec leur maman et leur papa.
Et au travail…
A mon cabinet d’orthophonie, je vis l’inverse.
Je rencontre des familles dont les uniques possibilités pour prendre rdv sont justement les jeudis après 16h…
Ou les soirs après 17h30. Ou les mercredis après-midi.
Les enfants/ados vont à l’école ou au collège, les parents travaillent, et personne ne peut les amener à un autre moment.
Et certains soir certains ont déjà foot, handball ou danse (et je pense qu’on ne doit pas rater une activité sportive pour de l’orthophonie…)
Alors je dois composer.
Ok, je vais travailler le mercredi toute la journée pour mes patients, mais pas plus tard que 16h.
Oui, je vais travailler certains soirs jusqu’à 18h, mais pas tous les jours.
Ok je vais commencer le plus tôt possible, mais pas avant d’avoir déposé mes filles à l’école.
J’ai une chance énorme.
Celle de pouvoir agencer mon planning comme je le veux.
Mais ça veut dire aussi prendre des décisions, poser des limites, mettre un cadre.
Et s’exposer aux jugements et critiques.
« Regarde, l’orthophoniste quitte à 16h ».
« Tiens, elle n’arrive jamais avant 8h45 ou 9h »
« Et en plus, parfois elle est en retard »
J’ai été élevée dans une famille où le travail était LA valeur phare.
Où travailler beaucoup était synonyme de réussite, comme une philosophie de vie. « Travaille donc tu es », en quelque sorte.
Alors quand j’ai commencé à travailler en libéral, je faisais des semaines de malade. A peu près 8h-20h chaque jour.
J’en étais fière. Je me sentais forte, valorisée.
Et puis j’ai eu des enfants et j’ai changé d’avis.
Le travail n’est plus ma priorité malgré toute l’énergie que je peux y dépenser et toute la sympathie que je porte à mes patients.
Ma priorité est ma famille, et c’est le planning de travail qui s’adapte à ma vie de famille et pas l’inverse.
Alors je quitte à 16h les jeudis.
Et j’aime ça.
Et tant que mes filles sortent de l’école en sautant de joie parce que c’est moi qui viens les chercher, je continuerai à adapter mon planning pour elles.
Un jour, elles me diront peut-être « maman, attends moi au bout de la rue, je ne veux pas que mes copains te voient ».
Ce jour-là, je repenserai à ces jeudis à 16h… et je sais que j’aurai pris les bonnes décisions.